La République Démocratique du Congo, par l’immensité de ses forêts et de ses tourbières, est positionnée comme un « pays-solution » au cœur du marché mondial du crédit carbone. Cependant, cette opportunité se révèle être une arme à double tranchant. Présentée comme un vecteur de développement durable, elle recèle des risques majeurs de dépossession, de « colonialisme vert » et de renforcement des dynamiques de prédation qui ont historiquement fabriqué un « État raté ».
Cette analyse déconstruit le narratif dominant pour proposer un changement de paradigme : transformer le crédit carbone d’un simple produit d’exportation, dont la valeur est captée à l’extérieur, en un véritable levier de souveraineté nationale et de prospérité pour les populations congolaises. Pour ce faire, il est impératif que la RDC passe d’une posture de simple facilitateur à celle d’un acteur souverain, stratège et maître de son destin écologique et économique.
La ruée vers l’or vert congolais
La RDC est aujourd’hui à la croisée des chemins. D’un côté, le monde scientifique confirme le rôle vital de ses écosystèmes, notamment des tourbières de la Cuvette Centrale qui stockent l’équivalent de trois ans d’émissions mondiales de carbone. Cette richesse naturelle positionne le pays comme un acteur incontournable de la finance climatique. Des institutions comme la Banque Mondiale, via le programme CAFI (Initiative pour la Forêt de l’Afrique Centrale), commencent à décaisser des fonds, comme les 19,47 millions de dollars annoncés, en récompense des efforts de réduction de la déforestation, avec la promesse de bénéfices directs pour les communautés.
De l’autre côté, une ombre grandissante plane sur ce tableau prometteur. Le média français Afrique XXI a récemment mis en lumière une réalité troublante : une véritable « entourloupe » où des contrats opaques et gigantesques, tel celui signé avec une société émiratie, pourraient brader pour des décennies la souveraineté du pays sur ses forêts. Ces accords, négociés sans transparence et sans implication citoyenne, font craindre un scénario où les communautés locales, gardiennes ancestrales de ces forêts, seraient les grandes perdantes, dépossédées de leur « terre-mère » au profit d’intérêts étrangers et d’une élite compradore. Le dilemme est donc clair : le carbone congolais sera-t-il une nouvelle ressource à piller ou le fondement d’une renaissance nationale ?
Déconstruire pour Refonder
Pour naviguer cette complexité, trois idées directrices doivent guider notre action.
Idée 1 : Dépasser l’extractivisme vert pour la réappropriation de la « terre-mère ».
Le paradigme actuel du crédit carbone est une continuation de la logique extractive qui a saigné le Congo. Hier les minerais, aujourd’hui « l’air pur » et la capacité d’absorption du carbone. Cette vision purement économique réduit la forêt à un stock de tonnes de CO2 à vendre. Or, pour le peuple congolais, la forêt est un héritage ancestral, un lieu de vie, de culture et de spiritualité. La véritable opportunité n’est pas de vendre un service environnemental, mais de se réapproprier collectivement la gestion de cet héritage. Cela implique de refuser la marchandisation à tout-va et de reconnaître que la valeur intrinsèque de ces écosystèmes dépasse de loin leur simple cotation sur un marché financier volatil et spéculatif.
Idée 2 : L’impératif de la souveraineté stratégique face à la « ruse » néocoloniale.
La faiblesse et le manque de transparence de l’État dans la négociation des contrats ne sont pas une fatalité, mais la continuation de la « fabrique d’un État raté » au service d’intérêts externes. Les contrats opaques sont une forme de « ruse et mensonge » qui perpétue la dépendance. Pour que les populations bénéficient réellement du crédit carbone, l’État congolais doit cesser d’être un maillon faible. Il doit construire une souveraineté stratégique en se dotant d’une expertise nationale de pointe (juridique, scientifique, financière) pour négocier d’égal à égal, auditer les projets et imposer ses propres conditions. Sans cette montée en puissance, la RDC restera un simple territoire d’opération pour des acteurs qui maîtrisent les codes de la « sorcellerie capitaliste ».
Idée 3 : Les communautés locales, de bénéficiaires passives à acteurs-propriétaires.
Le modèle dominant, y compris celui promu par certaines institutions internationales, cantonne souvent les communautés locales au rôle de « bénéficiaires ». On leur reverse une partie des revenus en échange de leur « bon comportement ». C’est une vision paternaliste qui nie leur rôle fondamental. La refondation exige de renverser la pyramide : les communautés forestières et les autorités traditionnelles ne doivent pas être en bout de chaîne, mais au point de départ. Elles sont les propriétaires légitimes et les gestionnaires de premier rang de ces ressources. Tout projet de crédit carbone doit émaner d’elles ou être co-construit avec elles sur la base de cahiers des charges clairs, garantissant non seulement une part équitable des revenus, mais surtout la reconnaissance et la sécurisation de leurs droits fonciers collectifs.
Passer de la Parole à l’Acte
Pour traduire cette vision en une trajectoire concrète, des actions ciblées sont nécessaires.
Voilà ce que les décideurs politiques et de l’État Congolais peuvent faire :
– Instaurer un moratoire immédiat sur la signature de tout nouveau contrat de concession carbone de grande échelle, le temps de définir un cadre national.
– Élaborer et adopter une loi-cadre nationale sur le crédit carbone. Ce cadre doit être transparent, participatif et définir clairement : les régimes de propriété du carbone, les mécanismes de consultation obligatoire et de consentement libre, préalable et éclairé (CLIP) des communautés, et un seuil minimum de partage des revenus au profit direct des communautés et du trésor public (par exemple, 60% pour les communautés et l’investissement local, 40% pour les opérateurs et l’État central).
– Créer une Autorité Nationale du Carbone (ANC). Cette agence indépendante, composée d’experts congolais (scientifiques, juristes, financiers) et de représentants de la société civile et des autorités coutumières, serait chargée de valider techniquement les projets, de tenir un registre national transparent et d’auditer la répartition des bénéfices.
– Investir massivement dans le capital humain. Financer la formation d’une nouvelle génération de négociateurs, d’ingénieurs forestiers, de juristes spécialisés et de financiers capables de maîtriser tous les aspects du marché du carbone. C’est le socle de la souveraineté.
Parallèlement, les acteurs de la société civile congolaise (des organisations communautaires aux universités) peuvent s’engager à :
– Organiser des « contrepouvoirs citoyens ». Mettre en réseau les organisations locales pour surveiller les projets, exiger la transparence des contrats et dénoncer les abus.
– Développer une cartographie participative. Utiliser la technologie pour délimiter et faire reconnaître légalement les terres coutumières, afin de prévenir l’accaparement des terres sous couvert de projets de conservation.
– Élaborer des « plans de gestion communautaire du carbone ». Les communautés, aidées par les ONG et les experts, doivent définir en amont leurs conditions, leurs attentes et leurs projets de développement, pour ne plus subir des projets conçus sans elles.
En conclusion, le crédit carbone n’est ni une panacée ni une malédiction inéluctable. C’est un terrain de lutte. La question pour la RDC doit être comment y participer sans trahir son peuple. La réponse réside dans une insurrection des consciences et une refondation politique qui placent la dignité et la souveraineté du peuple congolais au-dessus des promesses fallacieuses d’un marché mondial qui, sans garde-fous, ne fera que perpétuer les vieilles logiques de domination.